La Caméra et le Cadre

La Caméra et le Cadre

"Grave" de Julia Ducournau

Film : Grave

Réalisateur : Julia Ducournau

Acteurs : Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella

Année : 2017

Genre : Thriller/Horreur

 

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   Entouré d'un halo de mystère et doté d'une bande-annonce alléchante, plaçant les attentes à un niveau très élevé, voilà une démarche louable pour un film français, mais derrière attention à ne pas décevoir. Autant le dire tout de suite, Grave est un film unique en son genre, largement à la hauteur des espérances.

 

   L'histoire raconte la première année de Justine en école de vétérinaire, le traditionnel bizutage, les cours et les découvertes étudiantes. Pourtant une atmosphère organique, glaçante s'installe progressivement, laissant présager des changements, mais des transformations dont on aurait jamais pu imaginer qu'ils prendraient une telle ampleur.

 

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    Au niveau du fond comme de la forme, Grave impressionne par ses choix osés et affirmés et par sa prise de risque radicale. La réalisatrice Julia Ducournau exploite un univers qu'elle a créé de toutes pièces et où elle peut se permettre de fixer ses propres règles, transgressant les limites normalement posées par la morale ou le bon sens. Impossible de ne pas voir du Lynch dans l'étrangeté des situations et du Cronenberg dans la violence surnaturelle, presque mystique, sans pour autant basculer dans le fantastique.

 

    Grave n'est pas un film fantastique ou d'horreur, c'est une histoire au cadre réaliste qui est à la fois totalement absurde et complétement plausible. Le cadre de l'école de vétérinaire contribue à renforcer cette sensation surréaliste. Durant les premières minutes, on se retrouve complètement déboussolé, nos codes et certitudes brouillées par une caméra imergée dans l'action, une musique oppressante et des personnages perdus.

 

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   L'apport de Rubens Impens, chef-opérateur ayant notamment travaillé avec le réalisateur flamand Felix van Groeningen (Alabama Monroe, Belgica, La Merditude des choses) est indéniable. La réussite du film tient aussi la performance de sa jeune actrice Garance Marillier qui ne se contente pas d'interpréter le personnage de Justine mais la devient. Sa métamorphose est impressionnante, un habile entrelacs entre fragilité et incompréhension, grâce et violence, abandon et séduction. En filmant le corps de la jeune actrice crument, avec un détachement et une trivialité non dissimulée, la réalisatrice s'affranchit de l'image ordinaire donnée corps féminin, intensifiant le phénomène de métamorphose.

 

  Objet hybride et résolument déroutant, voir traumatisant, Grave est une œuvre unique en son genre, servie par une narration très intelligente, à la fois épurée et cruelle, et un sens de la mise en scène, succulent et transgressif.

 

Note : 8,5/10

 


07/04/2017
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"L'Astragale" de Brigitte Sy

Film : L'Astragale

Réalisateur : Brigitte Sy

Acteurs : Leïla Bekhti, Reda Kateb

Année : 2015

Genre : Biopic, Drame

 

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   Après son premier film "Les Mains libres" qui était déjà en rapport avec l'univers carcéral, Brigitte Sy revient avec une nouvelle réalisation "L'Astragale", libre adaptation du roman autobiographique d'Albertine Sarrazin parue en 1965.

 

   Le film s'ouvre sur une séquence improbable, une jeune femme se dresse au sommet d'un mur qu'on devine celui d'une prison. Elle n'a d'autre choix que de sauter et dans l'affaire elle se casse un petit os du pied : l'astragale. En rampant, elle parvient jusqu'à la route où elle est secourue par Julien, un jeune délinquant au cœur tendre. Une relation amoureuse ambiguë et destructrice va rapidement se construire entre les deux protagonistes.

 

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  Malgré une photographie impeccable et une reconstitution en noir et blanc très soignée du Paris des années 1950, le film peine véritablement à se lancer. On a l'impression qu'il va prendre son essor plusieurs fois mais à chaque fois il se retrouve entrecoupé par des scènes superflues. Les dialogues assez fades des personnages secondaires (notamment ceux avec Nini) n'abondent également pas dans ce sens.

 

  Mais contre tout attente, il finit par charmer par le biais de rencontres saisissantes et imprévues (comme celle avec le photographe). Le style, tout en sobriété renforce cette sensation de beauté fugace et évanescente, de cet amour à peine naissant et déjà condamné. Albertine n'est pas né pour être heureuse, c'est une certitude. Cette fatalité se traduit par une solitude grandissante du personnage, qui retombe dans ses vices. Telle une fugitive traquée, elle se pare d'une personnalité fictive qui masque ses angoisses, ses douleurs, ses chagrins. Elle ne parvient pas à vivre tout simplement.

 

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  Souvent délaissée, elle s'adonne à la prostitution, fume cigarettes sur cigarettes et descend des carafes de rouge avec une précipitation avide d'oublier son quotidien de fugitive, sans avenir et au passé douloureux. Sous son apparence coriace et âpre et son attitude farouche et opiniâtre, Albertine cache une fragilité délicate qu'elle tente d'extérioriser à travers son amour pour Julien et sa passion des mots.

 

  La performance de Leïla Bekhti reflète adroitement ce mal-être persistent qui lui empoisonne l'existence au point de la consumer. Néanmoins, le choix (délibéré ?) de nimber l'héroïne d'une aura de froideur agit comme une barrière qui freine la compassion et empêche la compréhension. Pourquoi se prostitue-t-elle même quand rien ne l'y oblige ? Est-elle désabusée ? Indifférente ? Impossible de trancher. Incarnation d'une femme brisée, en manque d'amour et habitée d'excès, la partition de l'actrice finit par intriguer plus qu'elle ne touche. On ne ressent cette marginalité et cette fragilité que la réalisatrice cherche à retranscrire que par période.

 

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  Cette fragilité, c'est finalement Reda Kateb qui l'incarne le mieux. (vu dans Un Prophète, et plus récemment Lost River et le superbe Loin des hommes) Impeccable comme toujours, il insuffle ce petit supplément d'âme qui provoque l'émotion. Tantôt distant, tantôt tendre, il incarne poétiquement l'amant attentionné mais souvent absent. Un seul regret, il aurait mérité d'être plus mis en valeur car sa seule présence suffit à sublimer le récit, par ailleurs assez pauvre.

 

  "Astragale" m'a profondément divisé. D'un côté, j'ai apprécié la beauté simple du film et le style sobre et distingué de la réalisatrice, mais d'un autre, je regrette un peu ce manque d'ambition qui me laisse sur ma faim. Ne vous méprenez pas, "Astragale" est une œuvre intelligente et efficace mais sans un formalisme trop appuyé l'hommage à Albertine Sarrazin aurait pu être encore plus fort.

 

 

Note : 6,5/10


17/04/2015
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"Kids" de Larry Clark

Film : Kids

Réalisateur : Larry Clark

Acteurs : Leo Fitzpatrick, Chloë Sevigny, Justin Pearson

Année : 1996

Genre : Drame/Adolescence

 

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  Premier film de Larry Clark et véritable ovni à sa sortie, "Kids" a, à juste titre, matière à faire débat et susciter la controverse. Il fut même interdit au moins de 17 ans aux États-Unis. À travers des scènes crues et sans concessions, le réalisateur raconte un petit bout de vie de jeunes adolescents new-yorkais au milieu des années 1990.

 

   C'est l'histoire d'un jeune paumé Telly, qui passe ses journées à traîner dans les rues de New York avec son pote Casper. Ils volent, fument, parlent de sexe, font du skate, mais surtout et par-dessus tout, ils poursuivent l'objectif de Telly qui est de déflorer le plus de jeunes pucelles. Jenny, une jeune femme qui est tombée dans le piège de Telly vient d'apprendre quelle a le VIH et cherche à le retrouver pour l'empêcher de contaminer d'autres innocentes. On suit en filigrane les deux histoires sans que cela altère la qualité du récit.

 

   Dans un monde où les adultes n'existent pas (sur toute la durée du film on ne voit que deux adultes, la mère de Telly et le chauffeur de taxi), on a le sentiment d'assister à une journée ordinaire de jeunes qui on perdu le sens des réalités. Sexe, drogue, alcool, violence, tout y passe et rien ne semble impossible à transgresser. La scène du passage à tabac d'un jeune noir est emblématique de cette mentalité. Totalement déconnectés du monde réel, ces jeunes ados vivent en marge de la société. Certains considèrent même le SIDA comme une maladie imaginaire.

 

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  La force du film réside en partie dans son approche quasi-documentaire. Photographe de formation, Larry Clark retranscrit avec justesse la vie de ses protagonistes sans jamais chercher à dénoncer ou prendre parti. Il place le spectateur dans une position de voyeur, où il est seulement possible de constater qu'il est trop tard pour intervenir, que la salvation n'arrivera pas, que ces jeunes sont une génération sacrifiée. Comme, pour confirmer ce propos, plusieurs acteurs du film ont connu une fin tragique. Justin Pearson (le génial Casper) s'est pendu à 25 ans et Harold Hunter est mort d'overdose quelques années plus tard.

 

   Qu'on n'aime ou pas, il faut reconnaître la prestation exceptionnelle de l'ensemble des acteurs. Tous jouent leur premier rôle et pour certains d'entre eux (Chloë Sevigny et Rosario Dawson) "Kids" fut le prémices à une carrière cinématographique. Néanmoins, c'est le duo Telly-Casper (Leo Fitzpatrick et Justin Pearson) qui fait des étincelles. Leur complicité malsaine mais tellement naturelle s'affiche à travers leurs conversations insolites et crues, leurs attitudes paillardes ou leur capacité à vivre en dépit de tout.

 

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  Aux antipodes des teen-movies habituels, le scénario n'est ni émouvant ni badin, les acteurs ne renferment aucune beauté intérieure, les garçons sont avides de sexe et ne pense qu'à baiser, les filles aussi. C'est d'un fatalisme affligeant et pourtant on ne peut s'empêcher de trouver une forme de lyrisme que la dernière scène, magnifiquement mise en scène, illustre avec brio.

 

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   "Kids", c'est bien plus que la chronique sociale d'une Amérique malade, c'est un véritable claque qui résonne plus fort que n'importe quel campagne pour le dépistage contre le SIDA. Un film coup de poing qui n'est pas sans rappeler "La Haine" par son approche et son propos, dérangeant et brûlant.

 

 

Note : 8,5/10


31/03/2015
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"There Will Be Blood" de Paul Thomas Anderson

Film : There Will Be Blood

Réalisateur : Paul Thomas Anderson

Acteurs : Daniel Day-Lewis, Paul Dano, Dillon Feasier

Année : 2008

Genre : Drame

 

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    Après avoir vu "Magnolia" qui ne m'avait pas franchement emballé et "Inherent Vice", que j'avais adoré sur le plan visuel, un peu moins sur la construction scénaristique, je me suis lancé à l'assaut de l'œuvre phare de Paul Thomas Anderson. À seulement 44 ans, il a déjà réalisé 7 longs métrages et bien que disposant d'un talent indéniable, son style très particulier divise.

 

   "There Will Be Blood" est librement inspiré d'un roman d'Upton Sinclair "Oil" mais Paul Thomas Anderson y insuffle un souffle très personnel dans la mise en scène. Le travail fourni sur les décors, la photographie, la bande-son ou encore la psychologie des personnages est remarquable et contribue à donner chair à un univers riche et singulier.

 

   Le titre nous promet du sang et effectivement celui-ci ne cessera pas de couler, mais sous une couleur noire et nauséabonde. Ce sang qui gouverne le récit et impose son diktat à Daniel Plainview, le personnage principal du récit (magistralement interprété par Daniel-Day Lewis qui mérite amplement son oscar). Ce sang qui ravage tout sur son passage sans jamais étancher la soif de folie des hommes, ce sang qui souille aussi bien la terre que les âmes, ce sang c'est le pétrole. La quête de l'or noir sera un leitmotiv tout au long du film.

 

    La scène d'ouverture figure parmi mes préférées, au même niveau que celle de "Lord of War" ou du "Parrain". Les quinze premières minutes annoncent clairement une œuvre rare et sans commune mesure avec les films traditionnels. Dès la première scène, on est plongé dans un décor irréel, en plein cœur d'une mine désertée, un homme ou plutôt une bête obstinée s'acharne sur un maigre filon tari. Le martèlement du piquet, l'expiration bruyante et éreintée de l'homme, les accords discordants de la guitare de Johnny Greenwood (le guitariste de Radiohead), tout cela contribue à créer un climat suffocant. La terre est présentée comme un lieu dur et cruel qui ne tolère pas la faiblesse et se plaît à consacrer les forts sans distinction aucune du bien ou du mal.

 

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   Quelques années après cette scène d'anthologie, on retrouve Daniel Plainview, désormais entrepreneur pétrolier. Il flaire le bon coup, découvre littéralement la poule aux œufs d'or et s'en va bâtir son empire dans une petite ville perdue de l'ouest américain sans savoir que c'est le début de son irrémédiable décadence. Le héros dégage une aura de pouvoir qui se met au service d'une obsessionnelle quête de la réussite. Le réalisateur ne cherche pas à brosser un portrait fantasmé, il le dépeint comme un homme brutal, un misanthrope opiniâtre qui ne croit qu'en lui-même et en son propre sang. La relation entre Daniel et son fils, le petit H. W. apparaît d'ailleurs comme la seule parenthèse d'humanité du personnage. Entre complicité et tendresse, le père et l'enfant dégagent un amour chaud et sincère… qui sera impitoyablement brisé comme tout ce qui rattache Plainview au reste du monde.

 

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   L'autre force du film, c'est le face-à-face somptueux entre Daniel Plainview et Eli Sunday (Paul Dano), jeune prêtre fanatique de Little Boston. Le seul être humain qui semble pouvoir contrecarrer la volonté de Plainview. Tout au long du film, il ne cessera de le poursuivre dans une opposition féroce et violente qui aboutira sur une scène finale à couper le souffle. Au milieu d'une piste de bowling dans le manoir du richissime Plainview, les deux protagonistes s'engagent dans une lutte à mort dont on sait qu'elle se poursuivra jusqu'à ce qu'un des deux en sorte vainqueur.

 

  Le personnage de Daniel sombre lentement mais inexorablement dans cette quête qui le draine de son essence même. Le réalisateur matérialise admirablement en image cette déchéance. Il montre l'homme comme un être fondamentalement mauvais, Paradoxalement, on a pas l'impression qu'il soit dénué de compassion, plutôt qu'il est irrémédiablement corrompu par ses vices et son ambition.

 

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   Dans une Amérique des années 1900, coincée entre la ruée vers l'or et l'époque de la prohibition. Bien souvent délaissée par le cinéma hollywoodien car elle évoque une période peu glorieuse de l'histoire américaine, "There Will Be Blood" est une œuvre fascinante, l'atmosphère y est aussi dense et sombre que la mélasse noire dans laquelle patauge les protagonistes tout au long du film et le jeu d'acteur à couper le souffle. Définitivement voué à devenir un classique.

 

 

Note : 9,5/10  


31/03/2015
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